Chapitre 4
Deux trolls en amont de Hautetour
À l’issue de ce déjeuner très attendu, ils avaient l’estomac plein, mais restaient échoués sur leur banc de sable. Rien de tel qu’un estomac plein pour s’assoupir, songeait Jonathan comme à l’accoutumée. Il songeait aussi qu’une petite sieste, ça ne pouvait pas faire de mal après un tel repas. « Dites-moi, Professeur, et si on se reposait un brin ?
— Nous nous sommes déjà reposés, mon garçon. Toute la matinée.
— Mais vous savez que l’après-midi est sans conteste le moment le plus terne de la journée et qu’un homme normal ne doit jamais combattre l’évidence. Où en serait-on, à nier ainsi la nature humaine ?
— Un peu plus loin en aval d’ici à la tombée de la nuit.
— Sans doute », dit le fromager. Il se demanda si son rôle de commandant de bord ne lui permettait pas d’ordonner à ses équipiers de s’octroyer deux heures de permission. Mais il n’était pas homme à régenter son monde, et puis le professeur avait raison. Ils débattirent donc des mérites respectifs des deux plans. L’ajout de Dooly à l’équipage leur simplifiait la tâche, car il devenait possible de gréer le mât d’artimon sans aucun problème et, avec une paire de bras en renfort, de haler le radeau. La décision arrêtée, ils joignirent le geste à la parole.
D’abord, Dooly parvint à faire d’une longueur de corde un nœud inextricable et, presque en même temps, à précipiter un pan de toile à voile dans le fleuve où elle coula aussitôt. Il sauta par-dessus bord en criant des excuses. Le flot, aussi froid qu’un hareng, lui balaya les pieds, et il bascula. Il crachota, se débattit, agita bras et jambes, et constata qu’il n’avait de l’eau que jusqu’à la taille. Il se releva donc en s’ébrouant.
« Ouf ! fit-il à l’intention du professeur, de Jonathan et du chien, qui l’observaient depuis le radeau. Ça mouille sec !
— Une déduction digne d’un homme de science », s’écria Wurzle, en qui le plaisir de voir Dooly sain et sauf le disputait au soulagement de constater que nul n’allait devoir plonger à sa rescousse. Il s’était toujours interrogé sur la meilleure méthode pour secourir quelqu’un de la noyade – valait-il mieux ôter sa chemise, se déchausser et détacher sa montre de gousset, ou se jeter à l’eau sans plus de cérémonie ?
« Vous savez ce que j’ai vu, M. Wurzle, là, dans la mer ?
— Je n’en ai pas la moindre idée.
— Toute ma vie, qui défilait devant mes yeux.
— Dans son entier ?
— Ne vous déplaise, monsieur. Elle a passé en un éclair : les barres chocolatées, les sandwiches, ma paire de souliers neufs, mon papi, tout. Comme un vol d’oiseaux, elle a passé.
— J’avais entendu parler de ce phénomène, dit Wurzle, et jamais je n’aurais rêvé rencontrer quelqu’un qui en fut témoin.
— Surtout sous l’eau, dit Jonathan en se penchant pour empoigner la lourde toile détrempée que Dooly avait, d’une façon ou d’une autre, réussi à récupérer.
— Oui ! hurla Dooly, sidéré de se rendre compte que son existence avait défilé bien qu’il eût été sous l’eau. Sans aucun doute ! » Soudain, alors qu’il n’avait même pas pu reprendre son souffle, il écarquilla les yeux. « Le Roi-Crapaud ! cria-t-il, bouche bée. Le Roi-Crapaud en personne !
— Pourquoi tu sauterais pas sur le pont avant de nous raconter ton histoire, Dooly ? On a devant nous des semaines de trajet, ce qui nous laisse tout le temps nécessaire pour tous les rois possibles et imaginables, crapauds compris. » Le fromager voulut se pencher par-dessus le bastingage pour aider l’autre à monter, mais Wurzle l’en empêcha en posant une main glacée sur son bras. À l’évidence, Dooly non plus n’écoutait pas son commandant : il scrutait la berge d’un air hébété.
Là, entre deux gigantesques aulnes aux branches tordues, dont la berge érodée révélait les racines entrelacées, se tenaient deux monstres affligés de cruelles difformités. Plus grands, plus gros, plus voûtés qu’un homme, ils courbaient un corps à l’aspect reptilien. Ils avaient le visage couvert de bosses, leurs yeux n’étaient que d’étroites fentes jumelles. Chacun arborait un pagne en peau et tenait une énorme massue noueuse. Tout compte fait, ils semblaient plutôt stupides. Achab n’aima guère leur apparence et se mit à aboyer et à sautiller sur le pont, non sans effectuer une cabriole tous les six ou sept pas comme un danseur de claquettes.
« Des trolls, annonça le professeur.
— Je vous demande pardon ? fit Jonathan, ébaubi par la vision de telles créatures.
— J’ai dit des trolls. Deux, et des plus laids, encore.
— Salut, M. le Roi-Crapaud ! s’écria Dooly d’une voix chevrotante. Vous vous rappelez peut-être mon vieux papi ? »
Un des trolls descendit se camper au bord de l’eau, les pieds dans un tapis de mousse. Les branches du vieil aulne que la brise agitait de temps à autre lui brossaient les cheveux, ou peu s’en fallait. D’un ongle long, pointu comme une serre, il se curait les dents, qu’il avait grandes et rares. Son congénère voulut se joindre à lui, mais glissa sur la mousse, fit la culbute et tomba assis dans l’eau, très vexé. Le premier émit un bruit qui évoquait le crissement d’un arbre par grand vent ; ce devait être une sorte de rire trollesque, car l’autre ne sembla guère heureux. Il brandit sa massue et l’abattit une fois, deux fois, sur le pied du premier qui, même s’il parut mécontent, se borna à s’éloigner de quelques pas et à monter s’installer entre les racines pour bouder, en frictionnant son extrémité meurtrie.
Pendant cet échange de bons procédés, le professeur se dirigea – à pas de loup – vers la cabine tandis que Dooly faisait un clin d’œil au fromager et murmurait, en émoi : « C’est pas le Roi-Crapaud. Il se serait souvenu de mon vieux papi. Ils sont allés ensemble dans les îles Magiques pour chercher la Perle Pourpre dont je vous ai parlé. Non, il n’a rien d’un Roi-Crapaud, même s’il voudrait bien nous le faire accroire. »
Jonathan se contenta d’opiner de la tête. Sur les trolls, il avait entendu des anecdotes dont il se serait volontiers passé. La plupart concernaient des chaudrons en fer-blanc tel celui dans lequel le grand-père de Dooly avait trouvé des bonbons. Les trolls des vieux récits aimaient à préparer des ragoûts en prenant pour ingrédients des gens perdus dans les bois et des pierres choisies avec soin. Cette idée ne l’avait jamais amusé. Il savait comme tout un chacun que les trolls existaient ailleurs qu’au sein des contes chuchotés aux enfants les soirs d’orage. G.Smithers de Brompton avait écrit une histoire intitulée Le Troll de la Combe du Maugué qui avait tellement épouvanté certain fils de fromager lorsqu’il l’avait lue qu’il en avait fait de nombreux cauchemars où de sombres créatures arpentaient d’un pas lourd des bois noirs comme des caveaux. Il avait fini par se raisonner et, devenu adulte, par juger l’idée d’un souper de pierres plutôt risible.
Les deux trolls en faction sur la berge n’avaient toutefois rien de risible. Ils l’observaient autant qu’il les observait. Sous ses yeux, la vigie perchée sur des racines fouilla son espèce de nid et en retira une pierre qu’elle entreprit derechef de croquer.
Jonathan détala, Achab sur ses talons. Le pauvre Dooly se crut abandonné dans le fleuve et ne perdit pas de temps pour escalader le flanc du radeau. Sitôt monté à bord, il vit revenir le fromager nanti de deux longues perches, qui lui cria : « On s’en va, Dooly ! » avant de bondir par-dessus la rambarde dans l’eau glacée. L’interpellé comprit bientôt ce qu’on attendait de lui. Il suivit son commandant puis, glissant une perche sous la coque du radeau, poussa de toutes ses forces. Pour la première fois, les deux trolls montrèrent des signes d’inquiétude. Celui qui était tombé se leva pour aller et venir en agitant sa massue avec l’air de qui sait s’en servir.
Jonathan appela le professeur, qui avait disparu dans la cabine. Le vieux Wurzle surgit alors, armé jusqu’aux dents. La mâchoire serrée, le regard décidé, il tourna la manivelle de son tromblon-hautbois et menaça les trolls.
« Prenez une perche, Professeur », cria le fromager. Dooly et lui bandèrent leurs muscles de concert. Il redoubla d’efforts en entendant la proue racler le fond et se dégager sur quelques centimètres. Wurzle posa son arme sur une caisse et, du haut du pont, planta une autre perche dans le lit du fleuve. Sous l’effet de ces trois poussées simultanées, le radeau glissa d’une coudée avant de se coincer de nouveau sur le banc de sable. Ils eurent beau forcer, l’embarcation demeurait bien en place.
Jonathan remonta à bord tandis que les deux trolls, leur désaccord aplani, sondaient l’eau d’un gros orteil inquisiteur. L’Oriel coulait vite entre la berge et le banc de sable, mais le chenal paraissait peu profond. « Ils arrivent ! » s’exclama le professeur alors que les monstres, sentant un déjeuner à portée de main, entraient dans l’eau en pataugeant.
Les voiles du mât d’artimon étaient à moitié déployées, et Jonathan comptait sortir toute la toile pour tirer parti du vent, comme Wurzle l’avait suggéré. Mais tout semblait perdu. Le professeur, toutefois, ne l’entendait pas ainsi. Brandissant son arme pour la deuxième fois, il finit d’en remonter la manivelle et se percha sur la caisse.
« Affourchez là, trolls ! vociféra-t-il d’une voix pleine jusqu’aux écoutilles d’une autorité certaine. Il suffit ! »
Même si les monstres parlaient sans doute un langage fort différent de la langue humaine, ils savaient reconnaître un péril quand ils en voyaient un – en l’espèce, les accumulateurs de tourbillon, dont la rotation s’accélérait sans cesse. L’injonction de Wurzle les figea sur place, à six mètres de la berge.
Dooly, qui était reparti à l’assaut du bastingage, se laissa bravement tomber à l’eau et reprit seul sa tâche.
Les voiles se gonflèrent, Jonathan rejoignit Dooly dans le fleuve et les deux hommes firent un ultime effort pour libérer le radeau. Les trolls, pour idiots qu’ils fussent, s’avisèrent vite que leur déjeuner allait leur échapper. Sans plus se soucier de l’engin ronronnant que tenait le professeur, ils reprirent donc leur progression en marmonnant ce qui ne pouvait qu’être de terribles imprécations.
Wurzle donna un dernier tour de manivelle à son arme et, bien qu’incapable d’en élucider le fonctionnement, la regarda d’un air sombre battre des bras et fondre sur les trolls ébahis qui glapirent, pivotèrent dans un ensemble parfait et détalèrent vers la berge dans des gerbes d’éclaboussures. Deux pas plus loin, hélas, le tromblon-hautbois les survolait sans dommage. Muets d’étonnement, ils le regardèrent frôler le sommet de la berge et disparaître entre les arbres, puis reparaître comme par miracle, dégringoler vers les flots en tanguant d’importance et se prendre dans les branches basses de l’un des aulnes où son mécanisme acheva de se dévider.
Ce danger écarté, les trolls, sentant la victoire proche, se ruèrent de nouveau vers le banc de sable. Cependant, grâce à la poussée conjuguée du vent et des perches, l’embarcation se libérait. Les trolls avaient à peine couvert les deux tiers de la distance les séparant de leur objectif et fendaient une eau qui leur arrivait jusqu’à la poitrine lorsque la proue vira dans le courant qui l’entraîna. Jonathan se hissa sur le pont comme s’il avait le feu aux fesses et tendit la main à Dooly qui se tournait pour surveiller l’avance des trolls. Et Dooly glissa. Son pied dérapa sur le bois mouillé, ses doigts échappèrent à la prise de Jonathan, et il tomba à la renverse dans le fleuve alors que le radeau se dégageait enfin dans un soubresaut et s’éloignait.
Le jeune homme se retrouvait dans une situation difficile : devant, une eau profonde résolue à l’engloutir, et derrière, deux monstres tout aussi résolus à l’engloutir comme Achab un cornichon à l’aneth. Il resta donc là, sans même oser regarder les trolls qui marchaient d’un pas lourd vers leur en-cas. Il vit ses deux amis lui adresser des signaux désespérés depuis le radeau, mais il n’entendit pas leurs cris, car il appelait si fort son papi à son aide que sa voix noyait les autres bruits. Même Dooly savait pourtant que son vieux papi ne lui serait d’aucun secours en un moment pareil.
Le fleuve, paresseux d’ordinaire, coulait avec une vigueur retrouvée entre le banc de sable et la rive, mais le flot s’apaisa à mesure que le haut-fond s’abaissait. Le professeur, en tirant sur la barre, les pilota vers la berge où ils abordèrent, cent bons mètres en aval du naufragé. Le fromager ne vit guère d’intérêt à cette manœuvre.
Il essaya de dénicher une arme et arrêta son choix sur un épissoir logé entre un rouleau de corde et un ballot de toile. L’objet ne lui servirait guère comme gourdin, mais il était neuf et tranchant. Un troll pouvait rechigner à en recevoir un bon coup. Wurzle ne comprit goutte aux cris de son compagnon et ne put que le regarder enjamber le bastingage et plonger dans les eaux glaciales.
Jonathan serra l’épissoir entre ses dents et nagea vers le banc de sable, sur lequel il trébucha quelques mètres plus près qu’il l’aurait cru. Il se dressa, empoigna son arme improvisée et pataugea dans la direction de l’infortuné Dooly en poussant des exclamations plutôt absurdes comme « hé, toi, là-bas ! » et « oh, monsieur Troll ! » afin d’attirer l’attention des monstres sur quelqu’un d’autre que son compagnon figé un pas devant eux. Les deux trolls, immobiles sans raison visible, scrutaient les alentours et se grattaient la tête d’une griffe en deuil.
Dooly avait cessé d’appeler son grand-père et se bouchait les oreilles. À part les clameurs de Jonathan, tout était silence. Quand le fromager s’interrompit pour reprendre son souffle, il perçut le bourdonnement lointain de ce qu’il aurait pu prendre pour un essaim de grosses abeilles. Ce bruit, qui émanait des arbres et dont le volume ne cessait de croître, avait statufié les monstres. Mais, aussitôt, il disparut sous les aboiements du courageux Achab. Le chien avait, semblait-il, sauté dans le sillage de son maître. Gêné par le banc de sable – ses pattes étant trop courtes pour qu’il prît pied et trop longues pour qu’il nageât sans encombre –, il avait mis le cap sur la berge et ses aulnes, et restait posté là, à aboyer et à sautiller de menaçante façon dans le dos des trolls. Quant au professeur, il prit juste le temps d’amarrer le radeau à des racines et accourut, sans autre arme que sa détermination, en soufflant comme un phoque.
Le fromager n’eut guère que le temps de ressentir une bouffée de fierté face à la noblesse de son Achab avant de se jeter sur les épaules du troll le plus proche qui, bizarrement, en était à introduire le bout de sa massue dans l’oreille de son compagnon. Le seul effet manifeste de la présence de Jonathan fut d’interrompre cette tâche, car l’épissoir rebondissait sans dommage sur la peau écailleuse et verdâtre. Mais le fromager, perché sur les larges épaules, se cramponna. L’autre troll, qui s’était tourné en réaction à ce coup de sonde, resta bouche bée devant le tableau d’un Jonathan gesticulant au-dessus du crâne de son congénère, agitant une arme et hurlant à pleine gorge. Son cerveau limité conçut l’hypothèse qu’audit congénère il avait poussé une autre tête ; cela dépassait son entendement.
À ce moment-là, tout le monde criait, c’était un véritable tumulte. Entre Achab qui hululait, le professeur Wurzle qui braillait des menaces, le vaillant fromager qui s’époumonait et, enfin, Dooly qui clamait sa stupéfaction d’avoir vu quelque chose de bizarre au-dessus des arbres, les deux trolls, comme on dit, perdaient pied.
Avec une horrible plainte que répercuta la lisière des bois, ils renoncèrent à leur souper et repartirent vers la rive. Voyant cela, le professeur s’enfuit vers l’aval et escalada la berge en s’aidant des racines et des buissons, histoire de se faire oublier. Mais il y renonça à la vue des accumulateurs de tourbillon qui traînaient jusqu’à terre et, plutôt que d’abandonner son arme sur ce gibet, il choisit de monter la rejoindre. De toute façon, il serait plus en sécurité dans un arbre qu’au sol, se disait-il.
Il se hissait sur les branches basses et venait de faire un accroc à sa chemise lorsqu’il s’avisa d’un silence soudain – un silence sur lequel se détachait le battement d’ailes de mille hirondelles ou le bourdonnement d’une armée d’abeilles. Là, moins de six mètres au-dessus des remous du fleuve, planait un aéronef, un vaisseau elfique descendu si promptement des cieux que des lambeaux de nuage s’y attachaient encore ou s’en élevaient ici et là telles des bulles de brouillard.
Le vaisseau ne poursuivait pas vraiment les trolls, mais à l’évidence les monstres en avaient une peur bleue et couraient vers la forêt profonde afin de l’éviter. Sur la berge, Achab vint à leur rencontre et les soumit à un tel assaut d’aboiements et de grondements qu’ils s’enfoncèrent à pas pesants sous le couvert des aulnes et des sapins-ciguës, où ils disparurent. Le chien se campa là ; de temps en temps, il poussait un grognement lourd de sens et bondissait vers les bois pour s’assurer que les trolls se tenaient à carreau.
L’aéronef remontait le fleuve à la vitesse d’un homme qui marche d’un bon pas. Jonathan, Dooly, Wurzle – la jambe à présent coincée dans une fourche de l’aulne – et même Achab suivaient le vol de ce long cigare d’un œil ébahi.
Chaque flanc offrait une rangée de hublots qui semblaient prévus pour l’observation, et chaque hublot montrait le visage d’un elfe souriant dont le regard pétillant donnait aux quatre compagnons la sensation d’être, eux, des motifs d’admiration. Ces flancs luisaient au soleil de cette fin d’après-midi, comme éclairés de l’intérieur. Leur couleur évoquait celle d’un flocon de neige à l’instant fugace où il se mue en argent transparent et fond. C’était là sans nul doute un métal elfique des plus rares, un alliage réalisé sur les Montagnes Blanches, où se mêlaient en un savant dosage vent, neige, cristal, sortilèges et pierres précieuses. C’est, du moins, ce que croyait Jonathan. La seule splendeur de cette nef aurait suffi à frapper de stupeur le petit groupe pendant une semaine entière. Chaque flanc arborait une aile pareille à celle d’une chauve-souris géante mais gracile. Dans le nez de l’appareil, d’un vert translucide, et sans doute taillé dans une fabuleuse émeraude, étaient assis des elfes aux joues rondes et aux oreilles aussi pointues que leur chapeau. Ils admiraient le spectacle par cette vitre couleur d’océan.
Comme seules inscriptions, l’appareil arborait près de sa queue un semis de runes elfiques autour d’un énorme visage rond aux yeux saillants. Malgré les oreilles, il ne pouvait s’agir que d’un portrait de l’homme de la lune dans son humeur la plus pétulante.
« Mon papi connaît cette personne ! » hurla Dooly tandis que le vaisseau disparaissait au loin, derrière un coude du fleuve. Sans réfléchir aux conséquences de son geste, il se lança à la poursuite des elfes et perdit pied dans le chenal où il se débattit en pure perte, jusqu’à ce que Jonathan le tirât de ce mauvais pas.
« Mon vieux papi ! criait Dooly.
— Il est monté là-dedans ? demanda le fromager.
— Non, il est parti depuis des lustres. Mais ce visage sur le flanc du vaisseau, avec les joues farcies de noyaux de cerise comme un confiturier – Papi et cette personne étaient amis.
— Ah, fit Jonathan. Ton papi était ami avec l’homme de la lune, alors.
— Et comment ! s’égosilla Dooly, doublement stupéfait. Il avait le même portrait au dos de la montre de gousset qu’un demi-nain de l’Est lui avait donnée, à ce qu’il disait. C’était une drôle de montre, M. Fromager. Ça, oui ! On l’arrêtait quand on voulait.
— Que je sois changé en poulet frit, dit Jonathan pendant qu’ils regagnaient la berge en traversant le chenal où l’eau leur arrivait à hauteur de poitrine. On pouvait l’arrêter, hein ? » Sa désinvolture, pourtant, était feinte, car il avait déjà vu un tel visage et il ne savait guère s’il l’aimait, s’il le redoutait, ou si son esprit lui jouait un tour.
« Tu parles ! Et quand elle s’arrêtait, tout s’arrêtait.
— Seigneur !
— On se baladait, et on retournait le chapeau des gens, on leur mettait les lunettes à l’envers, tout ce qu’on voulait. Oui, monsieur. Les tartes de la Veuve n’étaient pas à l’abri lorsque Papi débarquait avec cette montre-là.
— Je m’en doute. Je parie qu’il mangeait son content de tartes, ton papi. Ce devait être le roi de la tarte.
— Oh, oui. Tout le monde l’appelait comme ça d’amont en aval. Une tarte aux pommes, un bout de fromage, c’était ça, son idée d’un bon repas. Je ne devrais peut-être pas parler du fromage.
— Et pourquoi donc ? demanda Jonathan, pris d’un vague soupçon.
— Eh bien, il n’en achetait pas beaucoup.
— À qui ?
— À votre vieux papa, j’imagine. C’était lui, le fromager, en ce temps-là. Vous vous en souvenez ?
— Plus ou moins », répondit Jonathan qui, en vérité, s’en souvenait très bien. Il n’avait qu’à fermer les yeux, et il voyait, à travers le prisme de la pluie, son père sortir de la fromagerie en tenant une belle roue de fromage de chèvre salé, comme il l’avait lui-même fait cent fois depuis lors. Le vieil Amos Bing portait un chapeau à large bord qui se terminait en pointe et il avait toujours à la ceinture une bourse en cuir contenant un petit boîtier en ivoire rempli de tabac à priser, une douzaine de porte-bonheur et quatre pièces de monnaie, peut-être venues des îles Océanes, à l’effigie d’étranges et merveilleux poissons des profondeurs. Leurs faces offraient toujours au regard une image différente. Il suffisait de les retourner. Et, telles les symétries gemmées d’un kaléidoscope, les deux images se brouillaient et se reformaient à mesure. Jamais l’une d’elles ne réapparaissait, lorsqu’elle avait cédé la place à une autre. Son père lui avait dit que ces poissons se retrouvaient dans la mer, et que c’était pour ça que l’océan accueillait tant de superbes créatures dans ses eaux. En tout cas, c’est l’histoire que racontait le romanichel qui lui avait troqué les monnaies. Après cette révélation, Jonathan était resté assis pendant des heures, à retourner les pièces entre ses doigts et à tenir le compte des centaines de poissons dont il peuplait les océans. À un moment donné, alors qu’il en retournait deux des quatre, un visage était apparu sur toutes, à la place des poissons ; puis il avait souri, cillé et paru scruter les alentours pour s’assurer de l’endroit où il était. Muet de stupeur, l’enfant l’avait vu se troubler, se rider, comme sous l’effet de la brume de chaleur par une belle journée du mois d’août. Ses joues avaient gonflé, son sourire s’était élargi au point qu’on aurait dit un rictus, puis c’était devenu le visage qu’arborait le flanc du vaisseau elfique – une grosse lune ronde qui lui avait très lentement fait un clin d’œil, comme s’ils partageaient un secret. Puis elle s’était brouillée, elle avait disparu ainsi que les poissons, et les pièces avaient retrouvé leur aspect normal. Jonathan avait renoncé derechef à invoquer d’autres poissons, et n’avait guère joué avec les pièces par la suite. Le visage ne s’était plus manifesté.
Ces fameuses pièces étaient maintenant serrées dans cette fameuse bourse à sa ceinture. Elle contenait aussi plusieurs porte-bonheur, dont un haricot noir et rouge que lui avait donné un autre romanichel – un haricot qui, selon lui, donnerait naissance à une maison. Il ne l’avait jamais planté. En vérité, cela faisait bien longtemps qu’il n’avait pas examiné le contenu de cette bourse. Tant que la chance lui souriait, mieux valait laisser ces charmes en paix, se disait-il.
Il s’arracha à sa rêverie et se tourna vers Dooly. « C’était un gros mangeur de fromage, ton grand-père ? demanda-t-il.
— Non, de tartes. Il en mangeait plein, mais la seule avec laquelle il prenait du fromage, c’était la tarte aux pommes. Il n’en a chipé qu’une fois, du fromage, parce qu’il était fauché. Mais il a laissé autre chose en échange, M. Fromager. Il était comme ça, papi. Si on n’a pas tout mangé, on peut rapporter ce qu’on a emprunté et reprendre ce qu’on a laissé. Il me l’a dit. Et il avait laissé un truc drôlement joli en échange du fromage. Une pieuvre, que c’était, dans un bocal de vinaigre. Venue de la mer, avec les marchands qui remontaient l’Oriel. Il en avait plusieurs ; même qu’il en a donné une à ma vieille maman, qui l’a encore, sauf qu’elle la cache de peur qu’on ne la lui vole. »
Jonathan jeta un coup d’œil appuyé à Dooly, et ravala la réplique qui lui venait à l’esprit. Ledit bocal trônait depuis des années sur le manteau de sa cheminée. Son compagnon n’avait pu manquer de le voir, et avait ensuite imaginé toute l’histoire. Mais Jonathan ne savait pas au juste où Amos Bing l’avait déniché. Dooly semblait vouloir mêler ce fameux grand-père à tout, comme un fil coloré qui, parti du bord d’une tapisserie, se retrouverait au sein de toutes les scènes figurées sur l’étoffe, surgissant ici ou là, se fondant dans la trame et réapparaissant un peu plus loin.
« J’aurais bien voulu avoir cette montre tout à l’heure, quand les monstres me poursuivaient, dit Dooly. Mais c’est le nain magicien de la Forêt-Noire qui l’a prise. Papi en a eu, de la chance.
— Pourquoi ça ? demanda le fromager alors qu’ils arrivaient sous l’arbre où le professeur les attendait, rouge de confusion, dans une position inconfortable.
— C’était une véritable malédiction. Il fallait toujours la remonter. Si vous la laissez s’arrêter, un seul homme peut la remettre en marche. Si vous ne le trouvez pas, vous errez sans personne pour vous tenir compagnie, que des statues. Tous les autres restent plantés là jusqu’à ce qu’il la remette en marche.
— Et qui est cet homme ? » Mais il connaissait la réponse avant même de poser la question.
« Il a son visage dessiné sur le vaisseau elfique. Et sur la montre, comme je vous le disais. »
Dooly, Jonathan et Achab levèrent les yeux vers Wurzle. « Grimpé à l’arbre, hein, Professeur ? s’enquit le fromager.
— Oui. Les pressions contraires exercées par ces branches paraissent m’emprisonner la jambe.
— Ça veut dire qu’il est coincé ? demanda Dooly.
— Je crois, répondit Jonathan. Pourquoi ne monterais-tu pas dégager le professeur et l’arme elfique ? On s’en ira avant le retour des trolls. »
L’autre s’exécuta, puis la petite troupe regagna le radeau d’un pas vif. Dooly trouva une longueur de chaîne sur la rive et décida de la garder car elle avait, à l’évidence, appartenu à l’un des monstres qui l’avait perdue dans sa fuite. Bien qu’elle fut graisseuse et sentît horriblement mauvais, il entendait bien la clouer au mât, en guise de trophée. Ils partirent au coucher du soleil et ne jetèrent l’ancre qu’à la nuit, loin en aval du bois des trolls.